Dans cet entretien accordé à Tariqnews, le fondateur du site Nouara Ecologie, Karim Tedjani, estime que la société algérienne prend de plus en plus au sérieux la problématique écologique. Néanmoins, au niveau administratif et institutionnel, le déficit de gestion demeure
Entretien réalisé par Mehdi Bsikri
Votre site Nouara Ecologie vient de fêter ses 10 ans d’existence. Que retenez-vous comme principales étapes concernant l’évolution de la thématique écologique depuis le lancement de ce site
Il est vrai qu’une décennie peut être considérée comme un laps de temps minimum pour estimer avoir acquis un certain recul objectif dans un domaine aussi complexe que l’écologie. Toute la complexité de cette notion réside d’abord dans le fait que ce terme est devenu au fil du temps largement polysémantique
Parler d’écologie en 2019, c’est autant traiter d’une science, l’Ecologie, que d’un ensemble d’idéologies et de concepts politiques, l’Ecologisme ; mais aussi de modèles socio-économiques comme le développement durable, l’économie circulaire ou bien encore l’économie bleue. Ajoutez à cela que l’Ecologie, en ce début de millénaire, est en phase de passer du statut de sujet alternatif à un véritable projet de nouveau paradigme civilisationnel, puisque l’Humanité semble avoir atteint un seuil critique de son développement qui rend très incertaine la présence de l’être humain sur la planète Terre
Cette prise de conscience globale, aussi relative qu’elle demeure selon les individus ou les groupes humains, est une réalité qui n’a cessé d’interroger et d’influer sur quasiment tous les domaines contemporains de l’activité humaine. Et cela depuis au moins le début du dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours. Le fait que l’Ecologie et son corollaire l’Environnement se soient même invités dans le champ lexical de la philosophie contemporaine est à mon humble avis un indicateur très révélateur de ce changement d’état d’esprit
Maintenant, si l’on veut parler de l’évolution de l’écologie en Algérie depuis ces dix dernières années, je pourrais résumer la chose en disant que nous sommes passés progressivement d’un sujet d’experts aux prémices encourageantes d’un véritable phénomène de société
La société civile, depuis au moins ces cinq dernières années, s’est accaparé le sujet avec une conscience à la fois environnementale, mais aussi de plus en plus politique. En effet, de l’incivisme comme moyen d’expression du mécontentement social, nous observons à présent que l’écocitoyenneté est une forme de défi autogestionnaire face à l’incompétence de l’Etat à assurer au peuple algérien un environnement véritablement sain et salubre
Mais il reste à nuancer cette bonne nouvelle par ce qui me semble être sa plus profonde limite : son manque de véritable culture écologique algérienne contemporaine. Qui ne serait pas seulement un concept universel largement importé en Algérie, mais bien une approche algérienne de l’Ecologie, un enrichissement local d’une idée plus globale. Quand nous serons enfin arrivés à ce stade, je pense qu’une authentique modernité algérienne verra le jour, réconciliant tradition et modernité, parce qu’elle ne s’obstinera plus à puiser dans le pire de chacun, mais y exploiter au contraire le meilleur
Pour l’instant, nous n’avons pas dépassé en Algérie le stade des actions symboliques, des opérations de nettoiement ou bien de plantations épisodiques. Mais cela est également en train de changer progressivement, notamment grâce au travail de toute une communauté d’activistes, de militants, d’influenceurs et de citoyens qui, s’ils ne sont pas encore vraiment organisés, se connaissent les uns les autres, s’influencent mutuellement et surtout essaient de faire en sorte que l’écologie soit beaucoup plus ancrée dans les mœurs de notre société qui accuse malgré tout un certain retard dans le domaine de la responsabilité environnementale
Vous avez parcourus plusieurs wilayas du pays, des tournées desquelles vous avez réalisé des reportages. Pouvez-vous nous dire dans quel état écologique se trouvent globalement les régions visitées
J’ai en effet essayé de ne pas limiter mon action, mais aussi ma réflexion, en me basant juste sur les nombreuses informations collectées via la revue de web de plus de 4500 articles sur l’écologie et l’environnement en Algérie que j’ai pu réunir et organiser sur mon site nouara-algerie.com. Pour moi, « le terrain » est une dimension incontournable pour faire de la théorie le meilleur support de l’action.
A ce jour, je me suis rendu dans des centaines de localités à travers plus d’une quarantaine de wilayas. Et cela autant pour rencontrer les actrices et acteurs de l’écologie algérienne que pour explorer, apprendre et comprendre l’écologie de notre vaste et varié territoire. J’ai également animé de nombreuses conférences et ateliers pédagogiques, participé à nombre d’actions et d’évènements à travers le pays
Mon constat est à vrai dire fort mitigé. Je trouve que l’Algérie est un pays en voie de profonde pollution, que l’ampleur de cette pollution est surtout préoccupante, non pas d’un point de vue quantitatif, mais surtout au regard des profonds « retards » ou « insuffisances » de notre économie en matière d’industrialisation
D’un autre côté, il reste encore beaucoup d’endroits « sauvages » en Algérie, des sites naturels relativement préservés, dès lors que l’on s’éloigne des zones habitées. Dans un pays si immense que le nôtre et avec une densité de population concentrée dans une part minime de notre territoire, cela permet encore de vivre de formidables expériences naturelles et même humaines d’une rare authenticité. N’oublions pas que l’Algérie est considérée comme un des dix pays au monde où une nature sauvage persiste encore. Mais jusqu’à quand
Cette timide industrialisation ainsi que la fulgurante et anarchique urbanisation qui ont été réalisées depuis notre indépendance ont été entreprises avec beaucoup d’inconscience, d’ignorance et encore plus inspirées par un manque total de responsabilité environnementale. Beaucoup de gens se limitent au constat des déchets qui pullulent dans notre espace public, mais ils ne devraient pas ignorer que les agressions à notre environnement est une réalité systémique. Aucune dimension n’est épargnée, ni la terre, ni la mer, ni les montagnes, ni le désert, ni nos oueds, jusqu’à l’air que nous respirons et la nourriture que nous ingurgitons
On a choisi en Algérie de pratiquer et de continuer, encore aujourd’hui, à défendre une politique de développement périmée et éco-suicidaire, qui veut que seule la fin justifie les moyens. Tandis que la modernité de ce siècle résidera au contraire dans un choix conscient, moral et éthique des moyens et process de développement humain. Les velléités affichées de développement durable par les dirigeants politiques relèvent de la pure cosmétique littéraire. Et c’est bien là la source profonde du danger qui menace notre pays à la mesure d’un véritable écosystème d’incompétences et d’aveuglements nuisibles, autant pour la santé physique et mentale des Algériens que pour l’ensemble du vivant évoluant sur notre territoire
De même, les dirigeants et les élites affiliées à ce système n’ont pas doté la société algérienne de tout un « appareil » culturel qui lui aurait permis d’entrer sereinement, ou du moins avec beaucoup moins de violence, dans le monde de la consommation de masse. Ce qui s’est déroulé en plusieurs siècles ailleurs, a été imposé comme la panacée aux Algériens en quelques décennies ; et nous sommes passés d’un stade de développement à un autre comme on passe du coq à l’âne, ou comme les dindons d’une farce qui nous a promis le confort au prix de notre santé ainsi que de la dénaturation de notre patrimoine naturel
Vous avez inventé le concept de Darologie. De quoi s’agit-il exactement
Je ne dirais pas que j’ai « inventé » ce concept, je dirais plutôt que je l’ai « découvert », à force de voyager à travers notre pays, et suite à un travail d’observation du quotidien de nos contemporains, mais aussi d’interrogation sur le passif écologique de nos ancêtres. Rappelons que le mot écologie fut inventé en 1866 par un scientifique et artiste autrichien, Ernst Haeckel, qui n’a pas créé cette science, mais lui a juste donné un nom. Ce terme est un néologisme fondé sur la rencontre de deux mots grecs. « Oikos », la maison et « Logos », le discours, la logique, et l’étude. L’écologie n’est donc pas seulement l’étude, mais aussi le discours de la « Maison ». Et cette dernière, chez les Grecs de l’antiquité, n’était pas seulement un habitat au sens physique du terme. C’était d’abord une structure sociale, un art de vivre la famille de manière étendue. C’était également un espace de consommation et de production. Une sphère dont l’Oikos nomia (économie), la gestion de la maison, avait pour principe fondateur d’être un patrimoine qu’il fallait obligatoirement transmettre aux générations futures, au moins en l’état
L’Ecologie, comme science du vivant, est ainsi celle qui replace non seulement l’habitat, mais aussi la manière d’habiter et de cohabiter au centre d’un équilibre, non pas statique, mais en perpétuel mouvement. Ce n’est donc pas un hasard, si, au fil de son évolution, de science dure, elle est devenue également très intime avec les sciences humaines
L’écologie politique, à ne pas confondre avec l’environnementalisme, quand elle s’abstient d’être politicienne, doit garder à l’esprit l’importance de l’Habitat et de la Sociologie dans notre relation avec la Nature qui n’est de, loin, plus notre principal milieu de vie. C’est un projet de nouvelle « Maison » pour l’être Humain et donc, par extension, une nouvelle culture du vivre ensemble avec « tout ce qui nous entoure, que nous entourons, qui nous influence et que nous influençons » : l’Environnement
En Algérie, comme d’ailleurs partout en Afrique du Nord-Maghreb, l’Habitat humain ainsi que la Nature ont leurs particularités locales et régionales. « Dar » chez nous est également un objet matériel mais encore plus le sujet de toute une tradition sociale. « Dar, Douar, Dénia », il existe à mon humble avis trois dimensions essentielles dans cette tradition. L’espace d’intimité collective, la collectivité intime, et ce qui évolue en dehors de cette zone d’intimités
Aujourd’hui, il semble que les citoyens Algériens se soient reclus dans une Dar privée isolée du Douar public, et encore plus du monde extérieur. Notre habitat actuel n’est plus un système d’espaces complémentaires mais fragmentés. L’intimité commune n’est plus mise en valeur, elle devient avant tout source de conflits et de compétitions ; seul l’intérêt privé semble malheureusement digne d’intérêt. Denia est devenu un espace de conquête, de colonisation quotidienne, une ressource à exploiter et non plus une extension de la Grande Maison, Dar el Kbira
La Darologie est donc une Ecologie algérienne, un discours de la Maison Algérie, qui n’aspire pas seulement à faire de notre nation un « Douar du Temps moderne algérien », mais aussi à revisiter la notion même de Douar ; qui porte en elle un des concepts économiques les plus en vogue actuellement : la circularité. Elle aspire autant à remettre en interrogation les archaïsmes potentiels ou avérés, mais aussi les « péjoratifs » qui ont empêché la modernité algérienne de se fonder sur elle, au lieu de constamment se chercher des modèles exotiques. Cette rencontre sémantique qui ajoute cette Dar locale à un logos plus global résume assez bien, il me semble, dans quel état d’esprit nous devrions aborder la modernité de ce siècle qui, dit-on, « sera écologique ou ne sera pas !»
La Darologie est une approche écologique qui place la culture et l’identité au centre de tout projet de société éco-responsable et non pas seulement l’éducation et la science. Quel impact environnemental positif pourrait bien avoir l’éducation ainsi que la science sans la Culture comme principal environnement humain ? La Darologie pose ainsi une question de fond et de forme à la société algérienne : « Chkoun Moul El Dar ? ». Ce qui ne signifie pas seulement de savoir qui est « le maître des lieux », mais surtout de comprendre qui nous sommes au quotidien, nous les Algériennes et Algériens d’aujourd’hui, ce que nous fûmes hier et comment devons- nous être demain, afin d’enfanter une Algérie non pas seulement meilleure, mais bien la meilleure des Algérie, parce qu’enfin réconciliée avec sa Nature, au sens propre comme au figuré. Cette nature humaine, il me semble, a pour fondement la « sobriété créative », pas celle de la béatitude, ni de la privation, mais bien celle qui a longtemps relevé avec efficacité et esthétisme bien des défis lancés par une Nature géographique aussi généreuse par moment qu’elle peut-être terriblement aride en d’autres saisons
L’écologie est par excellence la matière qui fait de la variété une richesse absolue, qui considère la monoculture comme ennemie de la durabilité. En cela elle peut-être une très bonne piste de lecture de notre identité que nous pourrions non plus aborder sous l’angle de la différence, mais plutôt de la complémentarité, d’un éco-système global de cultures locales. En Algérie, s’il existe autant de recettes différentes du couscous que de régions, ce plat national demeure un ancrage culturel