13 Octobre 2016
Chapitre 15
Les "Symbol" passent, mais la Tradition reste...
Enfant, chaque été, je retournais à Guerbes. Avec un immense plaisir qui ne fut moindre que dès lors que mon grand oncle n’était plus là pour m‘y apprendre à grandir. C’était mon école algérienne de la nature sauvage; elle faisait tant défaut à mon environnement parisien. Elle se donnait pour moi dans un tout petit douar isolé de la wilaya de Skikda, qui était en ces temps bénis, le cœur sinon, mon centre de la Terre !
Ici, contrairement aux établissements scolaires où j’apprenais tout le restant de mon temps à devenir un parfait citoyen de la république Française, je n’avais aucun professeur pour me faire doctement la leçon. Je n’étais entouré que de maitres, dont j’avais choisi d’être le disciple, et qui m’avaient tacitement admis parmi eux. Ils se contentaient de m’apprendre les choses de la Vie en m’invitant tout simplement à en observer toutes les manifestations dans son mouvement le plus naturel. Tout cela muni de mes seuls moyens cognitifs, de ma propre déduction, riche aussi d’une matrice de préceptes qui semblait remonter à la nuit des temps de ma terre d’origine.
Le tableau noir de ces enseignants était tout simplement le sol, l’horizon, et parfois même le ciel. Sur le sable, par exemple, ou bien la terre rouge dans laquelle ils faisaient glisser la pointe de leurs doigts, de leur bâton de berger, de leur cuillère en bois. Ces sillons me dessinaient souvent quelques rudimentaires schémas que je devais assimiler pour progresser dans mon initiation à la vie de rural algérien. Je devais aussi savoir lire l’heure dans l’ombre des tiges, dans la silhouette de chaque chose qui s’offrait à la lumière du soleil. Chacune de ses positions dans le ciel, nous indiquait la marche à suivre, et pas seulement une horaire approximative.
Chaque geste accompli au quotidien avait un sens qui devrait rester immuable dans la nature de tous les genres humains. Il s’agissait de prendre seulement sa part et de toujours donner en retour quelque chose qui l'était aussi. D’apprendre en observant l’existence de la faune, de la flore, tendre l’oreille, en écoutant chaque bruit de son environnement, comme on pourrait entendre le sens d’un livre écrit en braille ; en le pénétrant de la cime de ses doigts et non en le caressant tout simplement des yeux.
Une fois la nuit tombée, la voie lactée qui illuminait le ciel se faisait écho de lumière, myriades d’étincelles, pétillants dans mon regard gamin. Je n’avais jamais vu autant d’étoiles sous le manteau de lumières artificielles qui cachait à mes yeux le vrai ciel de Paris. Alors, j’apprenais en suivant leurs gestes dans le ciel, à lire les saisons ; à travers la course faussement paresseuse des étoiles dans l’Univers. Elle semblait s’offrir à nos yeux, sous les rayons d’abats jour d’une Lune qui ne révélera toute la vérité de ses lumières qu’à celles et ceux capables de rester d’humbles borgnes dans un monde d’aveugles. A ceux –là, elle ouvrira peut-être un jour les deux yeux. Car ils se laisseront engloutir par la magie des obscurités photoniques d’une nuit sans néons ; comme on lâche prise sous des caresses aimantes tandis que l’on se tendait de tous les nerfs de son corps, à la vue du bâton froissant l’air en notre direction.
Je tiens à vous rassurer tout de suite, je n’étais en rien tombé dans une confrérie religieuse, ni, pire, dans le foyer d’un marabout, pour être si maladroitement poète à parler de mon passé ! C’est juste que, en m’initiant ainsi à leur manière de vivre, la famille Latrèche, ainsi que tous les autres habitants de Guerbes, me paraissaient alors les gardiens d’un mystère qui semblait échapper totalement à une logique purement consumériste ; que mon environnement parisien tâchait d’ancrer en moi depuis mon plus jeune souffle ; avec une égale assiduité qu’une variété presque infinie de moyens scientifiques; mais aussi la complicité d’agents humains qui lui étaient totalement utiles. Pour accomplir cette œuvre de mécanisation de la chaire, comme de l’esprit humain, que beaucoup considèrent comme la modernité de notre siècle; là où je ne ressens en mon plus profond intérieure, qu’un modernisme totalitaire à tendance ultra-hégémonique.
Il me suffisait de partager leur vie de tous les jours, d’oublier le temps d’un été tous mes reflexes de petit consommateur de masse, de suivre leur exemple, d’écouter leurs conseils, de refaire les mêmes gestes quotidiens qui leur permettaient de vivre dans cette nature sauvage, certes, mais qui n’était hostile qu’aux intrus ainsi qu’aux irresponsables. J’appris également une langue ; pas vraiment ma langue d’origine, je comprenais cela en constatant toute la subtilité du dérija de mon grand-oncle, comparée à la forme dialectalement pervertie que j’avais appris à parler en conversant avec les enfants de mon âge. Je comprenais si peu ses proverbes où aucun mot de français n’avait été mélangé pour exprimer non des choses de la vie seulement, mais aussi des idées, des métaphores, une poésie et donc également une science. Jamais un peuple qui a produit des grands poètes, n’a pas eut aussi le potentiel d’enfanter de géniaux savants. Le Nombre et la Lettre , à mon humble avis, suivent le même ordre cosmique, le même processus de fonctionnement.
A Guerbes, j’apprenais à découvrir qu’il existait une toute autre voie possible de vivre, de penser, mais aussi de ressentir la Vie, et donc de l’exprimer, de la comprendre. Pas d’électricité, ni d’eau courante, aucun luxe ostentatoire, juste ce qui paraissait l’essentiel au maître des lieux, c’est-à-dire mon feu grand oncle, paix à son âme. De la terre, une famille pour la travailler et en récolter les mannes, un troupeau, et vivre aussi libre qu’il était possible de l’être en Algérie.
Mais je pouvais également comprendre toute la rudesse d’une vie rurale qui n’avait de légitimité de se perpétuer que dans ces principes immuables et non ses formes les plus contemporaines qu’il avait enduré ; dans un cadre social ainsi qu’un contexte historique qui aurait dû évoluer vers une nouvelle façon d’être Algérien, et non une manière algérienne de ressembler aux bourreaux d’hier , sous la coupe des tyrans populistes d’aujourd’hui.
Il y avait dans cette vie quelque chose de si avant-gardiste, pour le parisien que j’étais, né dans une société qui commençait à peine à parler d’écologie. Mais, il y avait beaucoup d’archaïsmes dans cette manière de rester totalement comme on est dans un monde qui change sans arrêt. En tous cas, je me mets à la place de tous ces ruraux algériens, comme mes cousines, mes cousins, qui devaient se sentir tellement à l’écart de leur siècle, sous la coupe d’une discipline de vie beaucoup trop traditionnaliste, et au fond, qui aurait dû être traditionnelle avec toute la modernité possible à un Algérien à qui on laisse sa vraie nature s’exprimer. Pas celle du bébé dindon attendant la becquée, ni celle du copieur incapable d’imagination, de l’importateur compulsif.
Bien au contraire, celles et ceux qui connaissent bien de quoi est capable le Peuple Algérien quand il se ressemble vraiment me comprendront. Je laisse les fatalistes à leur ignorance, car je n’ai pas ici le temps de m’étendre sur une telle évidence. Tout Peuple n’est pas meilleur qu’un autre, à la base, mais il y a des sociétés qui ont conscience de leur qualités au-delà de se satisfaire des potentiels indéniables dont la nature aura pu les doter. Pire, il est des Peuples qui feignent la fierté nationale, mais n’agissent que par mépris ou incroyance pour toute forme de solidarité, ne serait-ce que locale.
Les gamelles de ces gens qui mon appris l’Algérie profonde, étaient-elles rarement aussi bien remplies que leur visage rayonnait constamment d’un sourire sincère, qui ne me semblait alors presque insensible qu’aux laideurs de ce Monde. Les repas qu’ils offraient à leurs invités étaient de grands plateaux d’orfèvres hérités d’ancêtres passés, où s’amassait toutes les douceurs de leur nature, telles des pyramides d’or, de rubis et de perles précieuses devant le trône d’un grand seigneur. La semoule était poussière de diamant, perle de blé, la viande était rubis, voire le Rubicon de leur régime alimentaire, et le miel, ainsi que le beurre, comme l’huile d’olive, ils avaient valeur d’or liquide ; étaient considérés comme source de bien-être, mais aussi de santé.
El Haidi n’était en rien Cheikh d’une zawiya, il n’était à vrai dire que maître que de son corps, de son esprit, de sa famille, de ses terres et encore plus de son troupeau. Et, cela me paraissait être déjà un énorme pouvoir sur la réalité. Cela devait être une encore plus immense responsabilité entre ses mains petites mais larges et puissantes ; dont le soyeux de la peau s’était depuis sa plus tendre enfance métamorphosé au fil du temps en un grain rugueux, celui d’une véritable écorce en cuir. Ainsi la main de fer et le gant de velours s’étaient confondus en une seule matière, dans la poigne de ce vieillard qui aurait presque pu vous briser la main d’une seule poignée bien ferme.
Il avait pourtant, sans en avoir le statut, ni la science religieuse, toute les allures d’un authentique maitre soufi. Je ne parle pas de ceux qui, actuellement, ont oublié l’essence même de la sobriété que le nom même de leur courant religieux devrait leur imposer. Il ne faisait pas non plus de politique ; en fait il avait une sainte horreur des fonctionnaires ainsi que des politiciens. Plus d’une fois, il m’avait expliqué que, s’il se battait autant pour être le plus autonome possible, c’était pour échapper à l’emprise de tels hommes. Pour lui, les vrais hommes de pouvoir algériens avaient en grade partie été écartés ou bien éliminés du paysage politique algérien ; et ce depuis les premières heures de notre indépendance. Je ne suis pas historien pour confirmer telle conviction, mais disons qu’elle me vient d’un homme dont je connais autant la valeur que le courage dont il savait et avait dû faire preuve, notamment lors de la guerre de libération.
La tenue vestimentaire de mon héros, qui était loin d’être aussi pauvre qu’il ne le paraissait aux premiers abords, je pourrais tout d’abord vous la résumer par une anecdote. Un jour que lui, un des fellahs les plus riches et respectés de sa région, après une dure mais fructueuse journée de Souk, voulu se restaurer dans un de ces restaurants dans lequel il n’était jamais rentré. Juste pour voir de quoi il en retournait, pourquoi cela était-il devenu un must pour bien des gens de son époque que de fréquenter de tels endroits. Quand il arriva à l’entrée du premier établissement qui lui parut convenable, il fut aussitôt stoppé dans son élan vers de ses tables encore vides. Ce dernier lui indiqua une autre entrée, celle des cuisine, et lui tint à peu près ce langage : « 3ami, tu as le droit comme tout le monde de manger à ta faim, tu as l’air d’un honnête homme, ça se voit au premier coup d’œil ! Mais, pour l’aumône, c’est par là que tu dois passer ; comprends que ton allure pourrait choquer certains de nos clients ! »
Pourtant sa tenue, ainsi que ses manières étaient celles d’un héros du quotidien, et non la dégaine d’un mendiant sans fierté. Quel monde s’annonçait-il dans une telle méprise ? El Haidi fut tellement touché et vexé par cette aimable injonction néanmoins fort insultante, qu’il en fit même une petite déprime ; il jura de ne plus jamais entrer dans un restaurant de sa vie. Jamais il ne songea à changer de vétements...