11 Septembre 2019
Rédigé par Revue de web écologie en Algérie et publié depuis Overblog
Comme je le dénonçais dans l’article “1 million qui dit mieux“, les campagnes de reboisement se succèdent et force est de constater que la forêt ne domine pas en Tunisie. Certaines forêts artificielles comme celle de la bande côtière avant Bizerte sont bien implantées et malgré le recours à des essences exotiques à certains endroits comme les eucalyptus ou les acacias inermes, on peut dire que les objectifs sont atteints. Cet exemple est loin d’être représentatif du bilan de la majorité des campagnes, partout en Tunisie.
J’ai observé deux types principaux d’échecs:
1/ Une majorité des arbres plantés meurt avant 5 ans, les survivants demeurent chétifs et ne remplissent pas pleinement leurs fonctions écologiques.
2/ Les arbres s’implantent bien mais ils subissent les actes destructeurs des populations: abattage pour le charbon, le fourrage, la mise en culture…
Dans les deux cas cela témoigne d’un défaut d’appréciation du contexte holistique.
Il s’agit de repérer tout ce qui est lié au projet d’une manière ou d’une autre. La nature, nous compris, fonctionne en systèmes où rien n’existe indépendamment du système auquel il appartient, lui-même appartenant à un système plus vaste. Autrement dit, tout est interdépendant: lorsque j’agis sur un élément, d’autres réagissent également. Il convient donc de bien cerner les systèmes ou les éléments impliqués dans l’action de reboisement. Classiquement, il y aura:
Tout ceci permet de savoir qui prend les décisions, qui peut influer et dans quelle mesure ces décisions, et ainsi les limites de ce sur quoi on va agir exactement vont se dessiner.
On va aussi mieux prendre conscience :
Quelle que soit la nature du projet, il s’inscrit dans un territoire sur lequel il aura forcément un impact. Dans le cas d’un reboisement, le lien au territoire est direct. Mais le territoire, ce n’est pas seulement la nature sauvage, c’est aussi les communautés humaines qui habitent ou dépendent du lieu. Dans cette phase de bilan, on s’intéressera à la fois à l’état du paysage et à l’état des communautés.
Pour faire un état des lieux du paysage, on regarde l’état des cycles naturels. Mais avant de faire ces bilans, révisons un peu le fonctionnement des écosystèmes.
Le macro climat conditionne un optimum de fonctionnement de ces cycles, exprimé par la forme climacique de l’écosystème pour cette zone. On appelle ce climax un biome. Par exemple, en milieu tempéré, l’écosystème dans lequel la nature fait le maximum possible c’est la forêt. Faire le maximum, ça veut dire: utiliser au mieux l’énergie solaire pour supporter le plus de formes de vie en interdépendance, le plus longtemps. En milieu semi-aride, c’est la savane arborée, telle qu’on peut la trouver dans le parc Bouhedma.
Pour arriver à cet optimum, un écosystème passe par différentes phases, avant de décliner, formant un cycle en général à long terme, de naissance-évolution-maturité-mort. Chaque phase abrite son cortège floristique et faunistique qui préparent l’aboutissement au stade climax (écosystème mature). Entre le stade de naissance et d’évolution, on trouve des plantes capables de supporter les conditions les plus difficiles, car les cycles naturels de l’eau et des nutriments sont dysfonctionnels:
Les plantes pionnières améliorent peu à peu les conditions du milieux. Plus les conditions sont difficiles, plus c’est lent et plus c’est fragile: la dégradation peut s’accentuer facilement, jusqu’au point où la Nature n’arrive plus à se régénérer par les mécanismes habituels.
Lorsque les cycles naturels s’améliorent, des plantes plus évoluées peuvent prendre place, des plantes qui fabriquent une matière organique de meilleure qualité, qui entretiennent des relations plus complexes et plus diverses, car l’écosystème peut soutenir plus de biodiversité. Ainsi, plus de vie crée plus de vie jusqu’au climax.
Savoir évaluer un milieu, c’est l’une des choses sur lesquelles j’insiste dans les cours de permaculture. Cela occupe aussi une grande part de l’étude que je propose dans le cadre des accompagnements de projet. Voici les questions auxquelles je réponds lorsque j’envisage un aménagement:
1/ Quel est ou pourrait être l’écosystème climacique dans ce climat?
Pour y répondre, j’observe, je fais des recherches.
2/ Quelle stratégie la Nature emploie-t-elle pour y arriver?
Pour y répondre, j’analyse le fruit des recherches et des observations
3/ A quel stade du cycle vers ce climax en est-on ?
Pour y répondre, je fais des relevés de terrain, encore des observations et je pose des bilans.
Je fais de même concernant les communautés. J’essaie de retrouver les formes d’organisation sociale qui ont permis aux populations locales d’assurer leur survie sans compromettre celle des générations futures. D’en dégager les principes universels sur lesquels leurs stratégies ont reposés. Je fais un état des lieux de la situation actuelle en essayant d’identifier les principaux dysfonctionnements sociaux, de comprendre l’histoire qui a conduit à eux. Je fais les liens avec la situation du paysage.
Alors bien que je ne sois ni historienne, ni sociologue, ni écologue, la compréhension du monde que me donne la permaculture me permet tout de même de relever les schémas, d’identifier les systèmes et les principales relations. C’est plus qu’il n’en faut pour s’éviter les erreurs les plus grossières, qui pourtant continuent à être commises.
Avant de poser la moindre action, la synthèse du contexte exploré dans la définition de l’écosystème du projet répondra à « Quels sont les besoins et objectifs auxquels répond le reboisement », et ceci en conciliant les besoins et objectifs de toutes les parties prenantes. La réponse formule la VISION du projet.
Le reboisement interviendra la plupart du temps en contexte de dégradation, aussi les stratégies que j’expose sont valables pour la vision suivante : « recréer les écosystèmes climaciques ».
La permaculture nous invite à nous appuyer sur les schémas de fonctionnement de la nature (patterns) pour élaborer un plan d’aménagement. En partant des solutions qui marchent dans la Nature nous mettons toutes les chances de notre côté pour atteindre nos objectifs.
Commençons par les principaux schémas génératifs qui soutiennent les systèmes naturels et qui s’appliquent également aux communautés humaines inscrites dans la soutenabilité :
Voyons maintenant quels schémas peuvent répondre plus particulièrement à une action de reforestation. Certains schémas seront sûrement repris des observations sur l’écosystème de référence.
Partons d’objectifs fonctionnels :
Ensuite il y aura des schémas liés particulièrement au contexte comme :
Et puis les schémas liés aux dynamiques humaines :
Grâce à cette liste non exhaustive, on voit déjà se profiler les axes stratégiques qui vont ensuite orienter les choix techniques. En procédant ainsi, les chances d’être à côté de la plaque diminuent sévèrement, car on part de la racine.
Bien souvent, on fait le contraire : on recherche une technique alors qu’on ne sait pas vraiment quel est le problème et d’où il vient.
On peut maintenant aborder avec beaucoup plus de facilité les angles stratégiques du plan.
La stratégie de fond applique le principe « ralentir – infiltrer – distribuer ». Cela signifie diminuer drastiquement l’érosion, permettre à l’eau de s’infiltrer de façon homogène dans le sol. Pour réhydrater le paysage de façon durable.
Et on pourrait s’en tenir là et laisser la Nature s’auto-régénérer simplement en donnant plus de chances à ce qui est déjà présent. Le sol est une banque de semences locales, et normalement il y a assez de stocks pour plusieurs générations.
Bien sûr, même si on accélère ainsi les processus, le retour au climax se fera sur une échelle de temps de peut-être 20 ou 30 ans voire plus selon le climat. D’un autre côté, on aura une résilience maximale et un taux de réussite très important car tout ce qui aura poussé l’aura fait seul à la faveur des conditions climatiques locales et quasiment sans assistance.
Et on aura reboisé sans planter un seul arbre!
Une fois que l’eau est réglée, les autres cycles peuvent à leur tour être stimulés. Le cycle complexifié des nutriments fait intervenir la Vie du sol. C’est cet écosystème qui permet le stockage des nutriments sous forme d’humus, qui permet d’améliorer la structure et la fertilité, ainsi que la rétention de l’eau dans la couche du sol facilement accessible aux plantes. La stratégie de fond consistera à fournir les besoins de la vie du sol toute l’année si possible, à savoir:
Selon l’état de dégradation, implanter les plantes du stade climacique mènera à un taux d’échec important, encore plus si on se contente d’une seule espèce plantée. Comme dit plus haut, une forêt est un système complexe, ce n’est pas juste des arbres mis côte à côte.
La stratégie principale consistera à accélérer la succession pour mettre en place les conditions favorables aux plantes du climax. En général ces plantes demandent des cycles de l’eau et des nutriments fonctionnels, de l’ombrage et des protections pour les jeunes plants d’arbres assurés souvent par des buissons épineux. Si possible on s’appuiera principalement sur les plantes locales. Cette stratégie demande d’avoir identifié les espèces clés du cortège floristique, ce sont celles que nous implanterons éventuellement en priorité.
La plupart du temps les animaux reviennent seuls occuper leur niche écologique. En Tunisie, beaucoup de grands animaux, herbivores ou prédateurs ont disparu. Si les conditions le permettent, des réintroductions peuvent être envisagées. Là aussi, on veillera à respecter le stade de l’écosystème: introduire des grands herbivores si la prairie (ou la savane) est dégradée, ou s’ils ne peuvent trouver refuge dans le bois mènera à l’échec, sans parler du contexte humain. Si des maillons essentiels à certains objectifs sont absents, on pourra favoriser leur venues en créant des habitats ou alors introduire des individus ou des colonies. On peut penser dans les milieux arides aux chauves souris qui aident à enrichir le sol, à disperser des graines et réguler les insectes et pour lesquelles on peut aménager des habitats.
Le facteur humain est l’élément déterminant de la réussite du programme. On peut avoir les bonnes stratégies et techniques concernant la nature et quand même échouer à cause du facteur humain. Dans certains cas, on devra accepter de cheminer plus lentement afin de concilier les personnes impliquées ou de leur permettre d’évoluer dans leurs pratiques ou leurs visions. Tout comme les écosystèmes naturels, les communautés ont aussi un cycle. Une communauté “dégradée” où les individus ne peuvent exprimer leurs pleins potentiels ne pourra pas supporter certaines démarches soutenables.
On a vu les schémas qui permettent aux communautés d’exprimer leurs potentiels. Les contextes sont tellement variés qu’il est assez difficile de donner des pistes applicables partout. On peut raisonnablement avancer quelques stratégies:
Les forêts sont certainement les piliers de la survie de l’espèce humaine sur Terre, et bien sûr, au delà de l’espèce humaine, elles sont les garantes des équilibres macroscopiques des cycles naturels. Depuis que l’humain pratique l’agriculture, il n’a eu de cesse de déforester jusqu’à compromettre aujourd’hui ces équilibres à l’échelle de la planète. Reforester est sans aucun doute notre meilleure option pour préserver les conditions environnementales qui nous ont permis de nous développer. Or reforester, c’est loin de se limiter à planter des arbres.
J’espère avec cet article avoir redonné de la profondeur à un geste qui est en train de subir un effet de mode. Planter des arbres, sans trop se soucier du reste c’est comme mettre en prison les délinquants. On n’adresse aucune solution quant aux causes, et donc le problème revient, comme un boomerang. Aujourd’hui, à mesure que la crise se profile comme inévitable, de plus en plus de personnes veulent agir. Toutes ces bonnes volontés ne peuvent se contenter d’actes symboliques, lorsque nous avons besoin de plans réfléchis pour aujourd’hui et pour demain. La permaculture nous invite à bien nous préparer afin de ne pas avoir à recommencer, à défaire pour refaire, voire aggraver la situation.
Je lance un appel à vous tous qui voulez agir: ” donnez-vous les moyens, individuellement et collectivement de mener vos actions en pleine conscience, pour nous donner toutes les chances de réussir. Face aux manœuvres destructrices bien rodées, on ne peut qu’opposer une démarche globale bien structurée”.
Reboiser en permaculture - L'ombre du palmier Centre de permaculture
Permaculture appliquée à L'ombre du palmier, ferme et centre de formation en Tunisie